Les égarements du coeur et de l’esprit, Crébillon, 1736, commentaire, analyse.

Passage de Les égarements du cœur et de l’esprit, Crébillon fils, 1736.

(Meilcour, le narrateur, est un jeune homme qui découvre sous la conduite du débauché Versac un univers où le libertinage est devenu le code social de l’aristocratie).

– Autrefois, dit [Versac], on pensait comme vous, mais les temps sont changés. Nous parlerons là-dessus plus à loisir. Revenons à Madame de Senanges(1). Après les espérances que vous lui avez données, et les soins que vous lui avez rendus, votre indifférence m’étonne.

– Moi, m’écriai-je, je lui ai donné des espérances ?

– Mais sans doute, répondit-il froidement : quand un homme de votre âge va chez une femme comme Madame de Senanges, paraît en public avec elle, et laisse établir un commerce de lettres, il faut bien qu’il ait ses raisons. Communément on ne fait point ces choses-là sans idée. Elle doit croire que vous l’adorez.

– Ce qu’elle croit m’importe peu, repris-je ; je saurai la détromper.

– Cela ne sera pas honnête, repartit-il, et vous la mettez en droit de se plaindre de vos procédés.

– Il me semble, répondis-je, que je suis plus en droit de me plaindre des siens. A propos de quoi peut-elle croire que je lui dois mon cœur ?

– Votre cœur ! dit-il, jargon de roman. Sur quoi supposez-vous qu’elle vous le demande ? Elle est incapable d’une prétention si ridicule.

– Que demande-t-elle donc ? répondis-je.

– Une sorte de commerce intime(2), reprit-il, une amitié vive qui ressemble à l’amour par les plaisirs, sans en avoir les sottes délicatesses. C’est, en un mot, du goût qu’elle a pour vous, et ce n’est que du goût que vous lui devez.

– Je crois, répliquais-je, que je le lui devrai longtemps.

– Peut-être, dit-il. La raison vous éclairera sur une répugnance si mal fondée ; Madame de Senanges ne vous inspire rien à présent, mais vous ne pouvez pas empêcher qu’incessamment elle ne vous paraisse plus aimable. Ce sera malgré vous, mais cela sera, ou vous renoncerez à toutes sortes de bienséances et d’usages.

– Je suis, quoi que vous en disiez, répondis-je, très certain que cela ne saurait être. On pensera de moi ce qu’on voudra, il est décidé que je n’en veux point.

– Je le vois avec une extrême douleur, reprit-il ; il ne vous reste seulement qu’à examiner si vous avez raison de n’en pas vouloir.

– Mais vous, lui demandai-je, la prendriez-vous ?

– Si j’étais, dit-il, assez infortuné pour qu’elle le voulut, je ne vois pas que je pusse faire autrement, et par mille raisons cependant je pourrais m’en dispenser.

– Eh ! pourquoi pourrais-je m’en dispenser moins que vous ?

– Vous êtes trop jeune, me répondit-il, pour ne pas avoir Madame de Senanges. Pour vous, c’est un devoir ; si je la prenais, moi, ce ne serait que par politesse. Vous avez actuellement besoin d’une femme qui vous mette dans le monde, et c’est moi qui y mets toutes celles qui veulent y être célèbres. Cela seul doit faire la différence de votre choix et du mien.

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1 : Mme de Senanges, personnage clé du roman. Une « coquette délabrée » qui incarne la figure même de la libertine ; 2 : relations sexuelles.

 

Exemple d’un plan de commentaire avec introduction et conclusion d’un passage de Les égarements du cœur et de l’esprit, Crébillon fils, 1736.

(Ceci n’est évidemment pas un modèle, mais un exemple. Votre réflexion personnelle peut évidemment mener à d’autres pistes de lecture).

Introduction :

Au XVIII ème siècle se développe le libertinage dans l’aristocratie. Les Liaisons dangereuses, les diverses œuvres du marquis de Sade, les aventures multiples du Vénitien Casanova donnèrent leurs lettres de noblesse à ce mode de vie. Crébillon fils, en rupture avec son père, s’inscrit dans cette lignée. (accroche)

Les égarements du cœur et de l’esprit est un roman qui conte les péripéties amoureuses et libertines de M. de Meilcourt, disciple de Versac, modèle du Valmont des Liaisons dangereuses de Laclos en 1782. Ce passage dialogué entre les deux personnages nous montre la difficile intégration de Meilcourt dans l’univers libertin. Il hésite, et ne souhaite pas céder à l’envie d’une aristocrate puissante, Madame de Senanges, quand Versac insiste pour qu’il obéisse au désir licencieux de la dame. (présentation du texte)

Comment ce texte constitue-t-il un témoignage du libertinage dans l’aristocratie au XVIII ème siècle ? (problématique)

En premier lieu, nous analyserons les éléments du dialogue argumentatif présents dans le passage, puis nous analyserons l’importance du libertinage dans la société nobiliaire de l’époque. (annonce de plan).

(introduction en quatre parties avec la remise dans le contexte, la présentation générale du texte, la problématique et l’annonce de plan).

I- Un dialogue argumentatif

(phrase d’introduction de la partie avec rappel du thème lors de la rédaction)

a) les marques du dialogue.

    • discours direct tout au long du passage. Dialogue théâtral avec les « – » et des expressions ressemblant à des didascalies : « m’écriai-je », « répondit-il froidement »….
    • jeu de questions/réponses entre les deux personnages Meilcour et Versac. Les questions sont posées par Meilcour, et les réponses données par Versac. Ainsi, Versac possède des répliques plus longues.
    • C’est lui qui dirige la conversation : première réplique le montre : « Revenons à Madame de Senanges ».
    • Dialogue vivant sur une tierce personne, Mme de Senanges, absente du dialogue, mais très présente dans les répliques des deux hommes : son nom cité quatre fois.

b) Convaincre par la raison.

    • des étapes dans le texte qui font progresser le raisonnement : l. l1-10 : introduction du sujet, l.11-28 : le libertinage, l. 29-36 : une double conclusion.
    • Référence à un cas précis, concret : « Mme de Senanges »(l.2), description précise de la situation lignes 5,6,7 : « quand un homme de votre âge […] ses raisons ».
    • présence de connecteurs logiques : « mais »(de multiples fois dans le texte), « cependant »(l.31).
    • L’appel à la raison : « La raison vous éclairera sur une répugnance si mal fondée »(l.20)

c) Persuader son interlocuteur.

    • ponctuation expressive : « Votre cœur ! »(l.3), « Eh ! »(l.32). Jeu des personnages avec les émotions : « m’étonne »(l.3), « m’écriai-je »(l.4), « froidement »(l.5).
    • Utilisation de procédés rhétoriques : parallélismes « C’est en un mot du goût qu’elle a pour vous, et ce n’est que du goût que vous lui deviez »(l.17,18), « Pour vous c’est un devoir, si je la prenais, moi, ce ne serait que par politesse »(l.33,34) ; hyperboles « extrême douleur »(l.27), « mille raisons »(l.31).
    • Utilisation du présent de vérité générale : « Communément on ne fait point ces choses-là sans idée »(l.7,8), « vous ne pouvez pas empêcher qu’incessamment elle ne vous paraisse plus aimable »(l.21,22).
    • Enfin, une tonalité polémique apparaît dans le texte entre les deux personnages : « Ce qu’elle croit m’importe peu »(l.9), « Cela ne sera pas honnête »(l.10), « si ridicule »(l.14), « une répugnance si mal fondée »(l.20)

(phrase de conclusion/transition à la fin de la partie lors de la rédaction).

II- Le libertinage : une activité mondaine ?

(phrase d’introduction de la partie avec rappel du thème lors de la rédaction)

a) Le mode de vie aristocratique.

    • les trois personnages évoqués sont des aristocrates.
    • Changement dans le mode de vie nobiliaire : « Autrefois », « les temps ont changé ». On constate effectivement une transformation de la noblesse au XVIIème siècle, elle est beaucoup moins guerrière (armée royale renforcée sous Louis XIV) et plus oisive et dépendante du roi (la cour à Versailles)
    • importance des relations intéressées : « il faut bien qu’il ait ses raisons »(l.7).
    • Évocation de la cour, de la vie mondaine aristocrate qui obéit à des règles « toutes sortes de bienséances et d’usages »(l.22,23), et qui est fondée avant tout sur l’apparence « On pourra penser de moi ce qu’on voudra »(l.24,25). Meilcour est donc menacé d’être exclu de la vie mondaine de la cour.

b) Le libertinage.

    • relation entre une femme plus âgée et un homme plus jeune. Égalité des sexes dans le libertinage.
    • Le libertinage n’est pas une affaire de sentiment comme le montre la réplique de Versac ; « Votre cœur!dit-il jargon de roman »(l.13)
    • Versac nous offre aussi une définition du libertinage. Pour lui, c’est avant tout une question sexuelle « commerce intime »(l.16). Le libertinage est donc un amour charnel « amitié vive qui ressemble à l’amour par les plaisirs »(l.16,17), sensuel : « du goût »(l.18)
    • le sentiment n’existe décidément pas dans les rapports libertins : « Elle est incapable d’une prétention si ridicule »(l.14), « sans en avoir les sottes délicatesses »(l.17)

c) Une entrée dans le monde.

    • Des personnages pas au même niveau : « une femme comme Madame de Senanges »(l.6) à mettre en relation à « un homme de votre âge »(l.5) et « Vous êtes trop jeune »(l.33), et le ton supérieur de Versac. Les deux nobles plus âgés sont nommés, Meilcourt non.
    • Parallélisme des deux situations des deux hommes : « Pour vous, c’est un devoir ; si je la prenais moi, ce ne serait que par politesse »(l.33,34). Inégalité des deux hommes : le premier est plus âgé et plus puissant, le deuxième est plus jeune et moins intégré dans le monde aristocrate.
    • Volonté d’entrer dans le monde est l’enjeu du dialogue, et de l’action de Meilcourt : « Cela seul doit faire la différence de votre choix et du mien »(l.36)
    • Pour les hommes ou les femmes, seul but, faire partie des aristocrates en vue à la cour : « Vous avez besoin d’une femme qui vous mette dans le monde, et c’est moi qui y mets toutes celles qui veulent y être célèbres »(l.34,36). Le libertinage apparaît dès lors comme une porte d’entrée dans le « gratin », dans la « haute société ».

(phrase de conclusion de la partie lors de la rédaction)

Conclusion :

Par un dialogue vivant et rythmé, l’auteur met en scène deux personnages qui cherchent à se convaincre et à se persuader de la légitimité de leurs opinions. Le thème du dialogue est évidemment le libertinage, à travers l’obéissance aux envies d’une grande aristocrate. Le plus jeune, Meilcourt, se trouve ne position de faiblesse par rapport au plus âgé, Versac, qui s’appuie déjà sur une position forte dans le monde de la noblesse. (réponse à l’annonce de plan)

Cet extrait constitue un témoignage intéressant de la portée du libertinage au XVIII ème siècle. Scandaleux et sulfureux à l’époque classique, il devient une norme sous Louis XV pour une aristocratie désoeuvrée. Le libertinage est devenu la clef pour réussir dans le monde aristocrate. (réponse à la problématique)

Au contraire du Dom Juan de Molière, ici, nulle punition ne semble menacer le libertin. L’époque a changé. L’aristocratie dans son oisiveté nouvelle s’est trouvée une occupation en-dehors des charges militaires ou civiles, celle de satisfaire ses désirs. (ouverture)

(conclusion en trois parties avec reprise des conclusions partielles, réponse à la problématique, ouverture)

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