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De l art de débattre à l époque des réseaux sociaux. (Partie II)
Partie II: Le débat selon le dirigeant.
– M. Whiteteeth est là M. Masterworld, annonça son assistante dans un interphone.
– Faîtes le entrer Miss Longlegs.
John rentre à petits pas dans l’Immense bureau du directeur de Newsnews. À sa droite, deux canapés et deux fauteuils en cuir noir, qui paraissaient, de manière incroyable, neufs et patinés par l’âge. Ils encadraient une table basse en verre au design parfait. La moquette bleue roi, moelleuse et immaculée, irradiait une tonalité aristocratique. John se tenait dans l’antre d’un puissant, trônant face à lui, un bâton de chaise à la bouche derrière son rutilant bureau en acajou. Les tableaux accrochés au mur étaient pour John inconnus, mais devaient valoir une fortune. La baie vitrée située à l’Ouest de la pièce propulsait son être dans le vertige de l’horizon dégagée. Masterworld ne lui proposa pas de s’asseoir.
– M. Whiteteeth, d’après vous, pourquoi êtes-vous ici? gronda le patron sans le regarder avec une attention particulière pour le foyer de son énorme cigare.
– Pour parler de l’émission d’aujourd’hui peut-être…, hasarda-t-il avec angoisse.
– Pour parler de l émission d’aujourd’hui! éructa-t-il en le menaçant de son cigare. L’homme d’une soixantaine d’années affichait un physique toujours imposant et possédait une voix d’un autre âge.
– Il est vrai que M. Clashmaker s’est un peu emporté…
– Et vous êtes là pour que cela ne se produise pas, mais vous êtes apparemment incapable de contrôler un débat sur le chocolat!!!
– Comme je vous le disais, il s’est emporté rapidement…
– Sur les filles en pyjama nunuche, sur le gras donc sur les grosses, et pire que tout en dévalorisant le chocolat et … quel était notre bien-aimé sponsor aujourd’hui?
– Euh, chocotab, répondit John presqu’heureux d’avoir une bonne réponse.
– Un putain de fabricant de chocolat, dont je viens d’avoir le pdg au téléphone qui me réclame un remboursements! Un remboursement! cria-t-il la bave aux lèvres. Et notre réputation pour les autres sponsors, y-avez-vous une seule seconde réfléchi dans ce vide sidéral entre vos deux oreilles?
John crut presque sentir la pièce trembler.
– Mais les audiences sont bonnes et le buzz sur les réseaux sociaux est phénoménal, avança Whiteteeth en essayant de se donner un peu de contenance.
– Laissez-moi regarder.
Il pianote sur son clavier d ordinateur. Les traits de son visage imperceptiblement se détendent. John scrute le moindre signe d’altération de l humeur de son patron. En observant ses yeux, il se rend compte que son inquisiteur se concentre intensément. Il doute de la signification de cette pause pensive. Au bout d’une éternité de quelques minutes, Masterworld reprend la parole:
– En effet, le buzz est énorme, encore plus important que sur votre sujet du mois dernier « poils pubiens masculins pour ou contre »…. Cela donne à réfléchir…
– Monsieur, nous avons respecté les directives punclines, clash, buzz sur un sujet léger, même si je concède que Clashmaker en a trop fait. Démissionnez-le, et le bad buzz devrait se calmer rapidement, proposa Whiteteeth avec la foi du délateur qui offre une tête à la place de la sienne.
– Hum. Vous savez bien John comment aujourd’hui cela fonctionne. On doit vendre de la publicité, le plus possible et au prix le plus élevé possible. Et pour atteindre un noble but, réaliser la meilleure audience possible. Ce qui a changé par rapport au passé , c’est l’influence des réseaux sociaux. Ils sont l’origine de notre audience. On parle de nous, on nous regarde, et on vend de la pub. Ils sont devenus le nerf de la guerre pour le marketing et les débats, énonça le grand homme.
John ne comprenait pas vraiment vers quelle direction le guidait son tortionnaire de patron.
– Oui Monsieur, exactement, approuva-t-il avec une ferveur feinte.
– L’appel à la démission de Clashmaker explose. Plus de 150 000 vues en à peine 40 minutes, et 10 000 signatures. Le terme Newsnews figure dans le top 5 des plus recherchés. On parle de nous partout! Sur Facebook, Twitter, Instagram etc… Personne de connecté n’y échappe!
– Euh, ça paraît constituer une bonne nouvelle, non patron? demanda le présentateur décontenancé par ce revirement.
– Une excellente nouvelle, une merveilleuse nouvelle!
– Alors, virons Clashmaker pour faire plaisir aux followers et reprenons le cours des choses.
– Non, vous êtes un imbécile. Voilà pourquoi je suis le patron, et vous un sous-fifre, dit-il comme une évidence définitive.
John devint blême. Masterworld reprit:
– Non, Clashmaker va se révéler très utile. Il va présenter évidemment ses excuses dans une vidéo que nous posterons sur les réseaux demain. En plus, des excuses il mettra en valeur chocotab, en expliquant que sa fille adore, avec une photo d’elle en pyjama une tablette de chocotab à la main. Ça va faire un buzz fou. Je vais même demander à chocotab une rallonge. Ils seront ravis, et plus question de remboursement. Les imbéciles, oups, les followers vont adorer.
– Une stratégie géniale boss! l’interrompit-il en souriant de toutes ses blanches dents, trop heureux d’être un flatteur obséquieux.
– Je sais. Taisez-vous et écoutez comment je vais rattraper votre incurie et transformer cette affaire en or. On garde Clashmaker. Une semaine à l’écart de l’antenne pour le punir, et pour calmer les grincheux. Puis on le fait revenir, ça va buzzer. Excuses, blâme, retour. On séquence, on storyse, on en profite pour que le nom Newsnews se répande. Mais, plus de conneries. Quels sont vos sujets pour le reste de la semaine?
John reprend contenance et adopte un ton professionnel, maintenant qu’il est rassuré sur le fait de garder sa place.
– Alors demain, « pour ou contre la mode des chihuahuas chez les stars ».
– Ok. Aucun risque. Les followers adorent les stars pour les aduler ou se moquer. Et les stars sont peu nombreuses et ne sont pas défendus par des associations. Aucun risque de dérapage. Continuez.
– Jeudi: « Pour ou contre le coloration des cheveux »..
– Non mais vous êtes un grand malade! Risque élevé de dérapages! On va se taper l’association des blondes en colère, les reproches des chauves qui vont hurler à la discrimination sur le débat proposé. Non, trop de possibilités de bad buzz. « Pour ou contre une coupe de cheveux pour Noël », là c est borné. Et vendredi, c est le débat sexualité. Là peu de risques logiquement avec les deux grognasses des magazines « Reines de vos désirs » et « Vous êtes parfaite, lui non », et la tarlouze de l’hebdo masculin « Viril et à l’écoute ». Dites-moi quand même.
– « Pour ou contre les mots crus au lit », mais patron éviter les mots grognasses ou tarlouze…
– On est sur Twitter ? Non! Donc je peux dire la vérité comme je veux! Bon, ok pour le sujet, mais rappeler 200 fois la formule « entre adultes consentants ».
John s’apprêtait à quitter le bureau.
– Restez ici. Je ne vous ai pas congédié. J ai eu une vision pendant notre discussion. Et je veux savoir si vous êtes l’homme de la situation. Vous vous rappelez que je vous ai interdit de débattre de sujets sérieux ?
– Oui patron, et on évite au maximum.
– J’ai changé d’avis. Cet incroyable buzz me mène à revoir ma position. Que diriez-vous d’une demi-heure de débat supplémentaire politique et social?
– Je suis à votre écoute boss, dit John écarquillant les yeux d’intérêt. Mais, il faudra s’entourer de journalistes, d’experts…
– Non, je veux que vous animiez un nouveau type de débat politique. Votre air de benêt, qui vous caractérise, dédouanera en partie la chaîne de ses responsabilités en cas de dérapage. Notre ADN c’est le consommateur, pardon le spectateur. Vous aurez chaque jour deux invités opposés. La révolution tient au fait qu’ils seront des influenceurs internet sur le sujet. On s’en fout qu’ils aient des connaissances, une légitimité ou qu’ils propagent des fake news. Le seul critère c’est le nombre de followers pour être invité, exposa M.Masterworld.
– Pardon, mais je ne saisis pas bien… Des gens qui racontent n’importe quoi…
– Oui, c’est exactement ça. Des gens qui racontent n’importe quoi, mais qui sont populaires sur les réseaux sociaux, et farouchement opposés pour faire du clash et du buzz. Mettons par exemple un suprémaciste blanc suivi par 100 000 followers en face d’une militante des droits des Afro-Americains suivie par 120 000 followers. Un débat du tonnerre sur les réseaux sociaux qui donnera une caisse de résonance faramineuse à l’émission. Toutes les trois minutes, vous lirez quelques messages des internautes. Et à la fin, la victoire sera tranchée par le vote des internautes. Attention, je veux du clash, du lourd: réchauffement climatique, Islam, migrants, Iran…
– Cela ne risque pas de déraper chef.
– Si, mais qui pourrait ne pas trouver légitime que des inconnus suivis par des milliers de followers ne puissent s’exprimer librement? Nous allons contribuer au débat démocratique en invitant des bergers (les influenceurs) qui représentent leur troupeau (les followers), déclara-t-il tel un père fondateur de la République.
– Oui, mais inviter n’importe qui pour raconter n’importe quoi sous prétexte de sa popularité sur internet n’est-ce pas trop gros? soupira dubitatif John.
– Vous savez quel est l’âge mental moyen d’un utilisateur des réseaux sociaux quand il est dessus? Non. Eh bien, d’après une étude récente, à peu près quinze ans. Je ne parle pas de l’âge véritable, mais de l’âge mental. Les gens ne comprennent rien aux discours compliqués, ils ne veulent pas de l’argument, seulement 240 mots maximum, et du clash, et pouvoir ensuite clasher en 240 mots maximum. Et voilà ce qu’on va faire. On n’est pas The Economist ou le Times ok.
– C’est vous le patron. Vous êtes sûrs que le public attend ce genre de chose en politique?
– Comment s’appelle notre Président de la République ?
– Mister T.
– Et comment a-t-il remporté la victoire?
– Avec des punchlines, du clash et du buzz sur Twitter.
– Oui. Donc, le public veut ce genre de débat. Et qui sait notre émission fera peut-être connaître le successeur de Mister T. Allez au boulot!
John repartit vers l’ascensceur soulagé, heureux d’augmenter son temps d’antenne, et vaguement mal à l’aise de présenter ce nouveau format de débat politique. De nouveau lui vint en tête cette remarque : les réseaux sociaux ne rendent-ils pas les personnes agressives et idiotes? De nouveau, il ne se posa pas la question de sa responsabilité.
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